Le royaume du baratin

mai 5th, 2017 no comment

Tous ceux qui s’arrangent avec la vérité ne sont pas à noyer dans le même sac. Le baratineur cherche à impressionner la galerie, le bluffeur fait croire à des rapports de force imaginaires pour piéger ses adversaires, l’imposteur cherche à faire passer sa posture pour une position, le déconneur balance des absurdités pour partager du plaisir, le frimeur adapte la réalité des faits à la gloire de son image, le fumiste défie le sérieux du monde en proposant des solutions imaginaires dont il sait pertinemment qu’elles ne seront d’aucun secours. Rien à voir avec la figure classique du menteur qui cherche à tromper délibérément et en toute connaissance de cause. Il y a tellement de façons plus inventives et plus joyeuses que le mensonge pour s’affranchir du contrat que nous sommes censés respecter avec la vérité. Le petit mémoire, ‘On Bullshit’, que Harry Frankfurt écrivit pendant ses années philosophiques à Yale, est une arme de guerre pour résister à toutes les invasions de la post-verité post-moderne. Une seule ombre au tableau, son titre minable en français, ‘De l’art de dire des conneries’. Sa distinction conceptuelle centrale ? La différence entre le menteur et le baratineur. Le premier reste tristement soumis au régime de la vérité, le second s’en affranchit joyeusement, l’un besogne comme un artisan obsessionnel à fabriquer du faux, l’autre s’amuse en petit artiste à produire du n’importe quoi. “L’absence de tout souci de vérité, l’indifférence à l’égard de la réalité des choses constituent l’essence du baratin.” Thank you Harry. Un ‘bullshitter’ est un baratineur qui dit des conneries mais pas que des conneries, ou plutôt des conneries suffisamment intelligentes pour ne pas passer pour des absurdités ou des anecdotes aussi vaines que leur auteur. Ce que Trump appelle brillamment l’hyperbole véridique, forme innocente d’exagération et forme très efficace de promotion mettant en scène les fantasmes des gens. Ce que les tribuns de la politique font en disant des choses dont les gens continuent à croire qu’elles changeront leurs vies. Moins savant que le sophiste et moins faux-monnayeur aussi, le baratineur se moque avec un égal mépris de la sincérité et de la vérité, tristes bornes du ‘logos’ humain qui ne nous a pas été donné par les dieux pour que nous en fassions un usage austère et rationnel. On peut voir le baratineur comme un pauvre type qui brasse du vent, compensant sa vacuité ou sa paresse intellectuelle par une grosse agitation rhétorique. Et s’il n’était qu’un improvisateur innocent, un joueur impénitent qui refuse de limiter le pouvoir de son logos à la triste vérité et à la vertueuse sincérité ? Un type lucide et inventif qui, désespéré par l’usure des mots et leur impuissance à transformer les choses, cherche à nous libérer de notre indécrottable crédulité, une sorte de poète contrarié incapable d’inventer une nouvelle langue forgeant du son et du sens neufs pour régénérer les vieux vocables ? “Ne mens jamais si tu peux t’en tirer en disant des conneries” conseillait un père à son fils dans le roman ‘Dirty Story’ d’Eric Ambler. ‘Bullshit’ dit littéralement la merde de taureau. Beaucoup moins scatologique, une étymologie de baratin rapporte que le mot désignait dans l’argot des voleurs le portefeuille vide que la main passe à son complice au lieu de celui qu’elle a tiré. Comble de la duperie donc, puisque duperie entre voleurs. Le baratineur, c’est un pickpocket qui vous dépouille de la confiance naturelle que vous faites aux mots pour vous attirer dans un monde qui n’existe pas et auquel il ne croit pas lui-même. Ainsi est-il beaucoup plus difficile de coincer un baratineur qu’un menteur : il ne peut être contredit, démenti par la brutalité des faits, pour lui, pas de risque de flagrant délit de contradiction car ce qu’il raconte n’est pas faux ni même insincère. Les dragueurs, les joueurs, les escrocs vivent de cette marge de manœuvre et de liberté que leur donne la frontière séparant le baratin du mensonge. Certains hommes d’affaires et certains professionnels de la politique aussi. Tous, vous dira le populiste ! Mais c’est faux. Faisant passer tout baratin pour un mensonge, expliquant que le mensonge est structurellement construit par le système, le populiste fait croire au peuple qu’il est le seul détenteur de la vérité. Là est sa manipulation et son mensonge. Ayant menti, s’étant parjuré même en revenant sur sa décision de ne pas se présenter en cas de mise en examen, François Filon a été privé de son rêve et de son ambition, lui qui pensait avoir tout pour gagner, lui qui avait incarné le courage de la vérité. Pour avoir failli au courage de la vérité, les Français lui ont refusé d’avoir une volonté pour la France. Jusqu’à son parjure, il fut pourtant indiscutablement le candidat anti-baratin. Les deux vainqueurs du premier tour, et jusqu’à preuve du contraire, n’ont pas été pris en flagrant délit de mensonge. Comme quoi il vaut mieux baratiner et ne jamais mentir pour réussir ! Le conseil du héros de Eric Ambler à son fils a rarement été aussi pertinent. Il revient maintenant à Emmanuel Macron d’aller beaucoup, beaucoup plus loin pour inventer un nouveau régime de vérité en politique et incarner vraiment le renouveau.

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